La Rouge Différence ou les rythmes de la femme a été écrit au début des années 1980, dans le contexte des luttes féministes menées dans la sphère sociale et dans la sphère intime. En 1975, la loi Weil avait permis d’échapper à l’horreur de l’avortement clandestin et à la malédiction proférée par les religieux : faire de l’amour un devoir conjugal ; perpétuer la race humaine ; enfanter dans la douleur. Un continent neuf s’ouvrait. Mais, de fait, avec la généralisation de la pilule et du stérilet et la pratique légale de l’IVG, s’ouvrait un nouveau chapitre de la programmation de la fécondité.

              À la fin des années 1970, la libre sexualité reléguait le désir de grossesse au second plan. Inscrire l’expérience de la maternité dans les objectifs de lutte était entendu par une partie des féministes comme la démarche nataliste de femmes dominées par des hommes. Un désir sous influence, une soumission. Les femmes qui s’engageaient dans un projet de naissance s’exposaient à incarner l’animalité de l’espèce humaine, à porter le poids «des écrasantes finalités de la nature » comme les nommaient une sociologue à la mode. À cette époque, il était difficile de faire entendre : 1) que les femmes devaient investir le domaine de la maternité en tant qu’enjeu pour le progrès des libertés individuelles, 2) que les pratiques liées à la fécondité étaient un champ de bataille recélant un potentiel de changement plus radical encore que celui de la sexualité, déjà phagocytée, déjà récupérée par la société marchande, 3) que ce champ de bataille était un point focal des dominations sexistes dans l’ordre privé et institutionnel : pesanteurs socioculturelles, inter-sexes, familiales, médicales, juridiques…

               En 1982 comme aujourd’hui, mettre au monde un enfant mettait une femme devant l’alternative de se soumettre aux pratiques dominantes avec un coût caché exorbitant ou de se réapproprier la maternité pour la vivre en liberté et en sécurité, selon ses choix et à son rythme. Restait à résoudre la question de s’informer auprès de militantes dispersées.

              L’écriture de La Rouge Différence (1982) s’est appuyée sur trois sources :  l’enquête de terrain, des témoignages existants et ma propre expérience. En premier lieu, comme pigiste chargée des enquêtes économiques et sociales au mensuel Parents de 1971 à 1986, j’avais couvert des congrès sur la naissance et discuté avec la minorité des femmes, sages-femmes, médecins, sociologues qui contestaient les façons de faire dominantes. Ces enquêtes étaient censurées par les pontes de la gynécologie obstétrique du conseil de direction. Deuxième source : les courriers de centaines de lectrices de Parents qui témoignaient d’accouchements dramatiques. Au lieu de finir par « ils vécurent heureux et ils eurent beaucoup d’enfants », les lettres s’achevaient sur le mode fataliste : « L’essentiel est que l’enfant aille bien et que j’oublie ce qu’il m’a fallu endurer pour en arriver là. » Il ne fallait pas compter sur le journal pour les publier. Troisième source : mon propre accouchement a failli se terminer par mon décès sur hémorragie rétro-placentaire après une trentaine d’heures de travail et une césarienne en urgence. C’était en novembre 1974. « Nous n’avons pas eu de chance », m’a dit le chef de service de la gynéco-obstétrique de l’hôpital. Il a oublié cette malchance en franchissant la porte de ma chambre. À moi, il a fallu une année entière pour simplement arriver à faire le récit de ce que j’avais subi et ressenti. Je n’ai pu prendre connaissance de mon dossier qu’en 1989. La violence accumulée en moi s’est canalisée dans mes livres.

              La Rouge Différence a paru au Seuil en septembre 1982 sous la direction de Jean-Pierre Barou (Indigène Éditions). Il a défendu le livre contre l’avis des attachées littéraires du Seuil, qui le trouvaient réactionnaire. L’enquête aborde largement deux questions : les règles et la contraception. Les différents états du corps féminin scandés par la menstruation, puberté, maturité sexuelle, maternité, ménopause, sont illustrés par des entretiens avec des femmes et des hommes. En filigrane apparaît le durcissement de l’organisation du travail dans la société marchande, mis en corrélation avec l’accélération des temps du corps. Le livre questionne l’usage de masse de la pilule contraceptive : libération ou domestication ? En réalité, la camisole chimique qui verrouille la fertilité place tous les temps du corps sous le signe de la sexualité et coupe une femme de ses rythmes biologiques. Un chapitre sur la maternité met en cause les violences subies par les femmes pendant et après l’accouchement. J’avais déjà abordé ce sujet dans un article intitulé « Accouchement, enfantement » paru en juin 1977 dans le premier numéro d’Alternatives : Face-à-femmes.

              Pierre Assouline, du magazine Lire, a remarqué l’ouvrage et j’ai été invitée à Apostrophes. Le thème du sang menstruel et la remise en question de la pilule intéressaient les mouvements religieux. Les milieux protestants et juifs lui ont fait bon accueil mais les aspects libertaires de mon discours n’étaient pas solubles dans le catholicisme anti-pilule. Aucun journal de la presse féminine n’a relayé le débat sur la remise en cause de la contraception hormonale, l’escamotage des rythmes féminins, la difficulté à se soustraire au désir masculin…

              La Rouge Différence a engendré le Petit Manuel de guérilla à l’usage des femmes enceintes, paru en 1985 en même temps qu’une réédition en poche de La Rouge Différence. Le premier livre a ouvert les portes des militantes minoritaires pour documenter le second. Très mal accueillis par les intellectuelles féministes et la presse, ils ont été bien reçus par des femmes regroupées ou isolées, en recherche de réponses alternatives autres que technicistes.

              Pour la Rouge Différence, c’est la remise en cause de la pilule qui a été la cible des critiques. Je ne niais pas que l’outil pouvait être utile dans des temps et des circonstances appropriés : on se sentait libre de partir n’importe où avec pour tout bagage sa plaquette de pilule et sa brosse à dents dans sa poche. Mais dans le même temps, et comme pour l’IVG, son obtention transitait par les laboratoires et le corps médical, voire par le mari. De facteur de libération, il pouvait ainsi se transformer en instrument de domination et de contrôle.

              Pour Le Petit Manuel, c’est la critique de la péridurale qui n’est pas passée. Certaines féministes tenaient la péridurale pour un progrès indiscutable et défendaient les médecins sans lesquels elles se sentaient incapables d’accoucher. Mon propos n’était pas de supprimer la péridurale, mais de l’utiliser sur demande et d’explorer d’autres voies contre la douleur. Cette polémique a empêché de voir le livre en tant qu’outil de dialogue avec les maternités.

              En fait, je refusais de nommer « progrès » des pratiques qui étaient en fait des muselières. Il n’existe pas de technique qui serait intrinsèquement un vecteur de progrès. Les effets de la technique dépendent de son usage. Le Petit Manuel ne se positionnait pas pour ou contre l’utilisation de la technique, mais pour la possibilité de garder un droit de regard sur son propre accouchement à tout moment. Le livre démontrait la nécessité d’établir un contrat personnalisé entre les femmes et les professionel.les. Un contrat basé sur le respect des rythmes de chacune.

              En 2009, la maternité a ressurgi dans ma vie à l’improviste. D’autres sujets m’occupaient : l’écologie et l’engagement politique ; la gouvernance des associations d’éducation populaire ; l’économie des pêches maritimes et la place des femmes dans cette activité ; la mémoire des gens de mer…

               En l’occurrence, il s’agissait du transfert vers l’hôpital Monod de la maternité de l’hôpital Flaubert du Havre. Une sage-femme, Martine Desmares, et une quinzaine de femmes et d’hommes voulaient fixer un moment de leur expérience et un état des usages de la maternité Flaubert en matière de préparation, d’accouchement et de suites de couches. Au cours d’un atelier de maïeutique, elles/ils ont décrit des pratiques qui construisaient leur parentalité et d’autres qui étaient de nature à leur faire perdre confiance en leurs compétences à accoucher, à accueillir, à nourrir, à élever leur nourrisson. Une brochure a paru en juin 2009 : Flaubert – Mémoire d’une maternité – Pour la fusion réussie de deux cultures hospitalières[1].

              À mon étonnement, La Rouge Différence et Le Petit Manuel de guérilla à l’usage des femmes enceintes circulent encore sur le Net… Grâce aux Éditions Le Hêtre Myriadis et à Daliborka Milovanovic, ils vont reprendre vie. Les femmes vont pouvoir comparer, à quarante années de distance, les façons de faire d’hier et l’état des pratiques d’aujourd’hui.

 F.E.M., Honfleur, décembre 2020 


[1] Projet Culture à l’hôpital, financements, GHH, ARH et Drac HN – Association InfoPérinat.

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